Fermer la centrale nucléaire de Fessenheim avant le 31 décembre 2018 : une obligation légale, un impératif sécuritaire, une nécessité énergétique

La publication par l’ASN le 22 octobre 2018 d’un « Projet de décision de l’Autorité de sûreté nucléaire modifiant certaines décisions applicables à la centrale nucléaire de Fessenheim exploitée par EDF (INB 75) », mis à la disposition du public pour consultation par voie électronique sur son site Internet[i] pour une durée de 15 jours jusqu’au 5/11/2018, est une procédure singulière révélatrice d’une situation affligeante dans laquelle cet organisme, officiellement nommé « Autorité de Sûreté Nucléaire », tente de justifier la prochaine remise en cause de ses propres décisions d’exigence de sécurité post-Fukushima demandées à EDF pour maintenir en fonctionnement les deux réacteurs nucléaires de Fessenheim au-delà de la date prévue de leur arrêt le 31 décembre 2018.

L’autorité de l’ASN s’était déjà effritée lorsque l’ASN a autorisé EDF à redémarrer le réacteur n°2 le 12 mars 2018 – juste avant l’échéance au 12 juin 2018 des deux ans entraînant automatiquement l’arrêt légal définitif d’un réacteur nucléaire – avec un générateur de vapeur que je qualifie de défectueux (malfaçon et falsification des documents de fabrication par Areva du GV 335), en validant une simulation numérique très contestable par EDF d’un choc froid sous pression simplifié des zones ségrégées en carbone de ce générateur de vapeur, réalisée dans la précipitation et sans validation expérimentale sur éprouvettes identiques ni validation scientifique par l’IRSN.

Comment et pourquoi une « Autorité » de sûreté nucléaire pourrait-elle remettre en cause ses propres exigences de sûreté des réacteurs nucléaires, clairement prescrites par l’ASN à EDF le 12 juin 2012 dans sa décision n° 2012-DC-0284 concernant les deux réacteurs de Fessenheim pour imposer « la réalisation d’actions permettant de renforcer la robustesse des installations face à des situations extrêmes, dont la mise en place au plus tôt et en tout état de cause avant le 31 décembre 2018 d’un moyen d’alimentation électrique supplémentaire permettant notamment d’alimenter, en cas de perte des autres alimentations électriques externes et internes, les systèmes et composants appartenant au noyau dur défini par cette même décision » ?

Constatant elle-même qu’EDF n’a pas effectué les investissements demandés de sécurisation des sources électriques de sécurité de secours ; « qu’EDF n’a pas engagé la construction de moyens d’alimentation électrique supplémentaires pour les réacteurs de la centrale nucléaire de Fessenheim tels que prévus par la prescription [EDF-FSH-27][ECS-18] de l’annexe à la décision du 26 juin 2012 susvisée ; que l’alimentation électrique de l’appoint en eau ultime ne permet pas de répondre à la prescription [EDF-FSH-27][ECS-18] de l’annexe à la décision du 26 juin 2012 susvisée », et que « dans le contexte des tranches de Fessenheim, un noyau dur (…) même limité à la prévention du dénoyage des assemblages entreposés ou manutentionnés dans les piscines BK n’est pas envisageable ou adapté », comment l’ASN pourrait-elle avaliser une telle désinvolture et subir un tel camouflet d’EDF à sa propre autorité en acceptant qu’EDF continue de faire fonctionner les deux réacteurs au-delà du 31 décembre 2018, alors que l’ASN est censée être le garant de la sécurité des employés des installations nucléaires et des populations concernées par un risque d’accident majeur ?

Ce projet de décision de l’ASN visant à prolonger le fonctionnement des deux réacteurs nucléaires de Fessenheim en mode de sécurité très dégradé (il était déjà dégradé dès leur construction du fait-même qu’ils sont construits dans une zone de haute sismicité et à 9 mètres en contrebas du vieux Canal d’Alsace) est-il le signe de la soumission de l’ASN aux intérêts purement commerciaux d’EDF, visant à toucher de manière illégitime et probablement illégale une indemnité de 490 millions d’euros pour arrêt « prématuré » de la centrale nucléaire de Fessenheim ? C’est la question que l’on est en droit de se poser à l’examen du contenu de la décision envisagée par l’ASN, où l’on découvre que :

  • « les prescriptions adoptées par l’Autorité de sûreté nucléaire à la suite des évaluations complémentaires de sûreté doivent être réexaminées et adaptées à la nouvelle situation de l’installation», paragraphe dans lequel l’ASN accepte de se soumettre à l’état de fait imposé par l’insoumission d’EDF aux exigences d’investissements de sécurité demandé par l’ASN en 2012 ;
  • « ce report n’est acceptable que si EDF renforce ses actions visant à améliorer la fiabilité des sources électriques existantes, notamment des contrôles in situ de la conformité de toutes les sources électriques existantes soient menés rapidement», ce qui signifie en clair que l’ASN réduit ses exigences de sûreté nucléaire en se contentant d’un simple examen de contrôle par EDF elle-même ( !) des sources d’alimentation électrique de secours existantes, pourtant non conformes aux normes de sûreté post-Fukushima exigées ;
  • « EDF a informé l’Autorité de sûreté nucléaire, par courrier du 9 octobre 2018 susvisé, de son souhait de modifier les prescriptions applicables aux réacteurs n° 1 et n° 2 de Fessenheim de manière à permettre l’enchaînement de recharges de combustible comprenant une partie neuve différente de la constitution de la recharge standard pour les cycles précédant l’arrêt définitif», ce qui signifie qu’EDF a l’intention de poursuivre le fonctionnement des deux réacteurs nucléaires malgré tout avec les assemblages de combustible actuels au-delà des trois ans habituels, soit sans déchargement par tiers du cœur en redisposant les barres de combustibles en interne, soit par remplacement chaque année du tiers des barres de combustible les plus anciennes par des éléments à plus faible taux d’U235, ce qui conduirait à une puissance totale plus faible mais surtout à un taux de combustion accru des combustibles dont on sait qu’il se traduit par un accroissement de la concentration en produits de fission radioactifs dans les barres et à des fissurations des pastilles d’oxyde d’uranium et des gaines de zircalloy, entraînant une contamination accrue du circuit primaire et des générateurs de vapeur. Le plus surprenant est à suivre : alors que dans les attendus de son projet de décision, l’ASN affirme que «  la démonstration de sûreté nucléaire (de ces recharges de combustibles) devra être apportée », elle se contente dans l’article 1er de ce projet de demander à EDF « une étude justifiant les évolutions et adaptations nécessaires, compte tenu des perspectives de fonctionnement des réacteurs et de la durée pendant laquelle des assemblages de combustible seront entreposés en piscine, accompagnée d’un calendrier de déploiement », sans dire si le simple fait de transmettre « une étude » suffira en soi à rassurer l’ASN et à entraîner sa validation, sans soumettre cette étude à l’examen par l’IRSN, laissant ainsi EDF seul juge et partie de sa propre décision de poursuivre le fonctionnement des deux réacteurs en sécurité très dégradée.

Par cette nouvelle décision, qui laisserait EDF entièrement libre d’agir à sa convenance et de prolonger encore une fois le fonctionnement risqué des deux réacteurs nucléaires de Fessenheim, l’ASN avaliserait la dérogation d’absence de sûreté des deux réacteurs nucléaire de Fessenheim et se placerait dans une situation légalement difficile et probablement attaquable juridiquement pour mise en danger d’autrui, des employés de la centrale, des millions de personnes vivant dans la plaine du Rhin et pour dégradation irréversible de la plus grande nappe phréatique d’Europe qui circule sous la plaine du Rhin en cas d’accident majeur pouvant survenir dans les trois ans qui courent jusqu’à la date de fermeture du réacteur n°2 repoussée hypothétiquement à août 2022.

L’ASN doit restaurer non seulement son image très dégradée depuis ses décisions très contestables de validation de la cuve et du couvercle du réacteur EPR défectueux de Flamanville, des générateurs de vapeur défectueux fabriqués au Creusot, mais surtout son autorité face aux agissements politiques oligarchiques et aux décisions industrielles débridées et démesurées d’EDF, assurée de la passivité et de l’incompétence de la très grande majorité des élus et des gouvernants en matière d’énergie en général, et de physique nucléaire en particulier.

 

La fermeture des deux réacteurs nucléaires de Fessenheim avant le 31 décembre 2018 est imposée par l’absence de 4ème visite décennale. Elle est implicitement imposée par la loi de transition énergétique pour la croissance verte n° 2015-992 du 17 août 2015 qui a pour objectif « de réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025 », et « préserve la santé humaine et l’environnement, en particulier en luttant contre l’aggravation de l’effet de serre et contre les risques industriels majeurs, en réduisant l’exposition des citoyens à la pollution de l’air et en garantissant la sûreté nucléaire ». Si EDF ne se conforme pas à la loi pour engager la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim avant le 31 décembre 2018, l’ASN doit obliger EDF à arrêter définitivement les deux réacteurs à cette date pour défaut de sûreté.

La fermeture des deux réacteurs nucléaires de Fessenheim est une nécessité énergétique pour engager enfin la transition énergétique de la France vers un système énergétique efficace et soutenable sans énergies fossiles ni fissiles à l’horizon 2050, en permettant le développement planifié et massif des énergies renouvelables de flux (éolien, solaire photovoltaïque, hydraulique au fil de l’eau, hydrolien) et de stock (biomasse, solaire thermique, géothermique), la gestion fiable et sûre du suivi de charge des réseaux électriques grâce au couplage généralisé des réseaux d’électricité, de gaz, de chaleur et de froid renouvelables, à la cogénération, à la trigénération, aux mobilités sobres et soutenables, aux stockages intelligents décentralisés.

La fermeture dès 2018 de la centrale nucléaire de Fessenheim est également nécessaire pour lancer au plus vite le démantèlement des réacteurs nucléaires à eau pressurisée à l’échelle industrielle, qui représente un défi pour répondre au marché mondial du démantèlement d’un nombre élevé de réacteurs nucléaires déjà arrêtés ou arrivés en fin de vie.

A l’échelle locale de la plaine du Rhin, la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim est indispensable à la reconversion rapide des territoires vers l’efficacité énergétique, les renouvelables, les transports et l’agriculture soutenables, en mettant rapidement en place les formations professionnelles et les investissements locaux de manière concertée et planifiée.

Les investissements nécessaires dans la transition énergétique française ne peuvent pas être détournés par EDF dans la fuite en avant dans le maintien du parc actuel sous perfusion ou dans de nouveaux réacteurs nucléaires EPR coûteux et dangereux, des réacteurs hypothétiques dits de 4ème génération ou de fusion thermonucléaire illusoire, incompatibles avec le développement massif des énergies renouvelables et l’efficacité énergétique.

Ces investissements sont prioritaires pour assurer l’indépendance énergétique réelle de notre pays, la création massive des emplois d’aujourd’hui et de demain. Ils doivent être coordonnés pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, l’ensemble de la filière nucléaire – de l’extraction de l’uranium au démantèlement des réacteurs et à la gestion des déchets nucléaires pendant des millénaires – étant très loin d’être décarboné.

 

Thierry de LAROCHELAMBERT

Professeur associé et chercheur à l’Institut FEMTO-ST (CNRS-UMR6174)

Chaire Supérieure de Physique-Chimie

Docteur en Energétique

 

[i] https://www.asn.fr/Reglementer/Participation-du-public/Installations-nucleaires-et-transport-de-substances-radioactives/Participations-du-public-en-cours/Centrale-nucleaire-de-Fessenheim

 

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